C’est un article assez particulier que je vous propose aujourd’hui. D’ailleurs, je n’en suis pas l’auteur mais le traducteur (j’ai toutefois choisi l’illustration), le texte étant de David Hopkins (voir ci-contre), que je remercie. Hopkins est un écrivain qui a eu l’audace d’aborder la série FRIENDS sous un autre angle que celui du commun des mortels. En effet, pour bien des gens, FRIENDS est l’archétype de la série feel-good qu’on regarde en déconnectant son cerveau pour passer un bon moment, seul ou entre amis. Seulement voilà, la série de Marta Kauffman et David Crane pourrait avoir causé bien du tort à notre civilisation ainsi qu’à notre culture populaire. Comprenez-moi bien : j’ai aussi grandi avec ces six copains new-yorkais et j’ai ri de leurs péripéties fantaisistes mais avec le recul, je constate que le sitcom accuse une vacuité intellectuelle inouïe. Pour être plus clair, FRIENDS, c’est bête. Tellement bête que même avec un investissement émotionnel ou intellectuel, impossible d’en retirer quoi que ce soit. “Est-ce le but de la culture ?”, me demanderont certains. Bien sûr que oui, bon sang ! Pas forcément un message, ni même une morale, mais je pense avoir plusieurs fois insisté dans ces colonnes sur la nécessité de toujours laisser son cerveau actif, même quand on regarde quelque chose de mauvais. Dans le cas de FRIENDS, c’est tellement mauvais que le cerveau ne sert plus à rien… et c’est bien là le drame. Pire, les éventuels pics d’activité cérébrale ne viennent que souligner les tares grossières de la série. Je ne nierai pas que c’est drôle mais je trouve qu’il est triste de rire juste pour rire. Il fut un temps où les comédiens en appelaient à notre bon sens, à notre éveil, à notre cerveau.
Que s’est-il passé ? FRIENDS s’est passé. Et nul n’aurait mieux pu retranscrire mon point de vue que David Hopkins, dont voici la traduction du texte “How a TV Sitcom Triggered the Downfall of Western Civilization“ (“Comment un sitcom a déclenché le déclin de la civilisation occidentale”) :
Je veux vous parler d’une série populaire que ma femme et moi sommes en train de dévorer sur Netflix. C’est l’histoire d’un homme de famille, d’un homme de science, d’un génie qui s’est entouré de mauvaises fréquentations. Un génie qui sombre dans la folie et le désespoir à cause de son narcissisme. Alors que les incidents s’enchaînent, il devient un monstre. Vous l’aurez compris, je veux parler de FRIENDS et de son héros tragique, Ross Geller.
Peut-être y voyez-vous une comédie mais je ne peux partager votre avis. A mes yeux, FRIENDS est la dure illustration de l’anti-intellectualisme en Amérique, où un homme talentueux et intelligent se voit malmené par ses compatriotes idiots. Et qu’importe si vous ne partagez pas mon point de vue. Les rires constants des spectateurs présents dans le studio nous rappellent inlassablement que nos réactions sont inutiles, redondantes.
Même le générique annonce la série sous de mauvais auspices, nous rappelant que la vie est intrinsèquement trompeuse, que les carrières sont risibles, que la pauvreté nous attend au tournant, et – ah oui ! – que votre vie sentimentale est mort-née [ndlr : D.O.A., en anglais, pour dead on arrival]. Mais vous pourrez toujours compter sur la compagnie d’idiots. Ils seront là pour vous [ndlr : en référence au titre du générique I’ll Be There for You].
Ah ben là, tout de suite, je me sens mieux !
Bon, peut-être que je devrais mettre de l’ordre dans tout ça, pour les non-initiés. Si vous vous souvenez des années 90 et du début des années 2000, si vous viviez près d’un poste de télévision, vous avez surement connu FRIENDS. FRIENDS était le rendez-vous du mardi soir, “l’événement TV à ne pas manquer” qui réunissait le groupe d’individus le plus aimable jamais réunis par un responsable de casting : tous jeunes, tous de la classe moyenne, tous hétéros, tous séduisants (mais accessibles), tous moralement et politiquement creux, tous armés d’une personnalité facile à digérer. Joey est le clown. Chandler est le sarcastique. Monica est la maniaque. Phoebe est la hippie. Rachel… bon ben je sais pas, Rachel aime faire du shopping. Ensuite, il y a Ross. Ross était l’intellectuel et le romantique.
Au bout d’un moment, l’audience de FRIENDS – environ 52,5 millions de personnes – s’est retournée contre Ross. Mais les personnages de la série s’étaient déjà dressés contre lui depuis le début (prenez le premier épisode, quand Joey dit de Ross : “Chaque fois qu’il dit +bonjour+, j’ai envie de me tirer une balle”). En fait, chaque fois que Ross disait quelque chose au sujet de ses centres d’intérêt, de ses études, de ses idées, avant même qu’il ne finisse sa phrase, un de ses “amis” était prêt à grogner et à rappeler à quel point Ross était ennuyant, à quel point il était stupide d’être intelligent, à quel point tout le monde s’en fichait. Avec, bien sûr, les rires du studio pour bien appuyer la moquerie. La plaisanterie a duré pendant presque chaque épisode durant 10 saisons. Peut-on reprocher à Ross d’être devenu fou ?
Et comme dans une tragédie grecque, notre héros se voit prisonnier d’une prophétie. Les producteurs de la série, comme la voix immuable des dieux, ont décrété que Ross devait finir en couple avec Rachel, celle qui fait du shopping. Franchement, il aurait pu mieux tomber.
Pourquoi un telle sympathie pour Ross ?
La série s’est terminée en 2004. L’année du lancement de Facebook, l’année de la ré-élection de George W. Bush, l’année de la domination de la télé-réalité dans notre culture populaire, avec American Idol qui entame ses huit ans de règne de terreur en tant qu’émission la plus regardée aux Etats-Unis, l’année du lancement de la “marque” de Paris Hilton et la publication de son autobiographie. Et l’année où Joey Tribbiani a droit à son propre spin-off. 2004 est l’année où nous avons complètement baissé les bras pour embrasser la bêtise en tant que valeur. Demandez donc à Green Day : leur album American Idiot est sorti en 2004 et a remporté le Grammy du Meilleur album de rock. On ne peut rêver un meilleur timing. Le rejet de Ross marque le moment où l’Amérique a grogné avant même que la voix de la raison ne puisse finir sa phrase.
Oui, je défends la thèse selon laquelle FRIENDS aurait déclenché le déclin de la civilisation occidentale. Vous pouvez penser que je suis fou. Mais pour citer Ross : “Ah, c’est moi ? C’est… c’est moi qui déménage ? Qui perd la boule ? C’est moi qui disjoncte ?!” Saviez-vous que la chanson qui devait accompagner à l’origine le premier épisode de FRIENDS était It’s the End of the World as We Know (And I Feel Fine) de R.E.M. [ndlr : C’est la fin du monde tel que nous le connaissons (et je vais bien)] ? Une chanson joyeuse avec un message apocalyptique largement ignoré.
J’étais enseignant en 2004. Je m’occupais du club d’échecs de notre école. Je voyais mes élèves se faire taquiner ou malmener. Je tâchais de les défendre mais je ne pouvais pas être partout à la fois. Mes élèves étaient intelligents, de gros intellos, et ils évoluaient en terrain hostile et inamical. D’autres élèves attendaient pour tendre une embuscade aux membres du club d’échecs qui se réunissaient chaque jour dans mon local. Durant ma fonction d’enseignant, je me suis forgé une réputation de pourfendeur des tyrans et de défenseur des intellos. Je peux vous dire une chose : les tyrans pouvaient être méchants mais ils savaient que Monsieur Hopkins était pire.
Peut-être que les intellectuels ont toujours été persécutés ou humiliés mais quelque chose au fond de moi me dit que nous avons atteint le fond – où les interactions sur les réseaux sociaux ont remplacé les vrais débats et le discours politisé, où les politiciens sont jugés selon notre volonté ou non de boire un verre avec eux, où le consensus scientifique est rejeté, où la recherche scientifique est sous-financée, où le journalisme s’est embourbé dans les ragots de célébrités.
Je vois les fesses de Kim Kardashian au top des informations de CNN.com et je suis effrayé.
Peut-être que tout cela est innocent et inoffensif. Comme le rire enthousiasmé du studio ? Peut-être… Mais je crains sincèrement que nous n’ayons pas fait ce qu’il fallait pour cultiver suffisamment la curiosité intellectuelle dans notre culture.
Heureusement, la résistance se construit. Des gens avec de l’esprit, qui n’ont pas peur de commencer une phrase par “Saviez-vous que…”. Ce sont les Ross de ce monde. Je les voyais dans mon club d’échecs. Je les vois dans ma ville, cachés dans les musées d’art, se faufilant dans les rangées des librairies de seconde main, s’échangeant des regards complices dans les bibliothèques publiques ou dans les cafés, se promenant près de nos écoles, de nos hautes écoles et de nos universités.
Pour Ross, il n’y a plus d’espoir. Il est devenu fou, et oui, il est devenu très ennuyeux.
Mais alors que faire pour maintenir notre santé mentale dans un monde vraiment, vraiment stupide ? Je ne serais pas un bon enseignant si je n’étais pas venu préparé avec quelques idées.
N°1. lisez un livre, bordel. Quelque chose de spécial se produit lorsque vous mettez de côté les distractions de la culture moderne et vous plongez dans un roman. Vous vous ouvrez à de nouvelles idées, de nouvelles expériences, de nouvelles perspectives. C’est une expérience qui forge la patience et l’esprit. La New School for Special Reseach de New York a prouvé que la littérature stimulait l’empathie. C’est vrai. Lire vous empêche d’être un sale con. Alors lisez, souvent. Lisez des livres difficiles. Lisez des livres polémiques. Lisez des livres qui vous font pleurer. Lisez quelque chose de drôle. Mais surtout, lisez.
N°2. apprenez quelque chose. Votre cerveau est capable de tant de choses. Nourrissez-le. Apprenez quelque chose de nouveau. La plus grande menace qui pèse sur le progrès réside dans la croyance qu’un problème serait trop complexe à résoudre. Le conflit israélo-palestinien serait trop difficile à comprendre. L’enseignement public serait trop dysfonctionnel. Alors éduquez-vous afin de prendre part à la conversation. Apprenez quelque chose de scientifique, de mathématique. Explorez la philosophie. Etudiez la paléontologie. Essayez d’apprendre une nouvelle langue. Vous n’avez même pas besoin d’essayer de parler cette langue de manière fluide, essayez juste d’intégrer quelques mots. Ecoutez les podcasts éducatifs. Des professeurs d’université – telles que Harvard, Yale, Columbia, Stanford – offrent leurs cours gratuitement en ligne. Imaginez tout ce que vous pourriez apprendre. L’un de mes plus grands défis en tant qu’enseignant était de convaincre mes élèves qu’ils étaient intelligents après que quelqu’un leur a dit qu’ils étaient bêtes.
N°3. arrêtez d’acheter tant de saloperies. Ça risque de paraître hors-propos mais je suis convaincu que la culture de la consommation et la culture de la bêtise sont liées. Simplifiez-vous la vie. La bêtise domine notre paysage culturel car ça permet plus facilement de vendre des chaussures de tennis Nike et des Big Macs. Quand nous réfléchissons plus consciencieusement à ce que nous ramenons à la maison, nous sommes moins enclin à être manipulés par des pulsions éphémères.
Et finalement : protégez les intellos. Un programmeur en informatique fait beaucoup plus pour diminuer la pauvreté dans le monde, la famine et la maladie via la Fondation Bill-et-Melinda-Gates que n’importe quelle autre personne en Amérique actuellement. Les intellos produisent des vaccins. Les intellos deviennent des ingénieurs qui construisent des ponts et des routes. Les intellos deviennent des enseignants et des bibliothécaires. Nous avons besoin de ces gens odieusement intelligents car ils contribuent à un monde meilleur. Nous ne pouvons pas les laisser se recroqueviller dans leur coin, de peur que la société roule les yeux avec exaspération dès qu’ils ouvrent la bouche. Ross a besoin de meilleurs “friends”.
@GamingPinky (souvent des comédies) qui utilisent ce poncif (Parker Lewis, Sauvé par le gong, notre belle famille etc.. etc..).
@GamingPinky mouais l’intello qui se fait maltraiter par les autres ça ne date pas de Friends. Il y a une blinde de séries 1/2