On vous parlait il y a quelques mois de The Sprawl, un jeu cyberpunk motorisé par l’Apocalypse qui allait être traduit en français. C’est chose faite. Un crowdfunding de première classe, tant du point de vue de la communication (news régulières, très légers retards pour raison de qualité du produit) que du fond édité (paliers de rémunération augmentée des auteurs, ajout de contenu, supplément rassemblant des settings particuliers, etc.). Voyage dans le ventre de la bête de chrome…
“PJ 1, 2 et 3 patientent dans la salle habituelle.
Pianotant des doigts PJ 1 murmure : Vous êtes sûrs que c’était aujourd’hui ?
PJ 2, finissant une pizza visiblement tiède : Bah ouais, il a même reconfirmé l’heure ce matin.
Allant à la fenêtre, PJ 3 enchaîne : Peut-être que… Eh mais c’est quoi ce truc ?!
Un drone bas de gamme entre par la fenêtre ouverte. Il se pose maladroitement sur la table, rebondit, se renverse. La voix de MJ sort de l’enceinte de mauvaise qualité de son téléphone, collé sur le drone à l’adhésif.
La voix de MJ : Merde… Euh, vous pouvez le redresser ?
PJ 1, 2 et 3, à l’unisson : MJ ? Mais t’es où ?
La voix de MJ, embêté : Mais redressez le drone !
PJ 1 prend délicatement le drone, le regarde, le remet à l’endroit.
Voix de MJ : Merci… Ahem. Euh… *il prend une voix profonde et rauque* Mesdames, messieurs. Si j’ai fait appel à vous aujourd’hui, c’est parce que j’ai un petit problème avec lui. Vous reconnaissez sans doute cet individu ?
PJ 2, un bout de pizza en bouche : …
PJ 3, depuis la fenêtre : Euh… au son ?
La voix de MJ : Merde, il s’est mis en veille ! *perdant sa voix grave* Vous pouvez taper sur l’écran qu’il y a contre le manteau de cheminée ?
PJ 1, pointant une tablette posée un peu en hauteur, en face de sa chaise : Celui-là ?
La voix de MJ : J’imagine, oui. Y’en a pas trente-six !
PJ 3 : OK, OK…
PJ 3 tapote l’écran. On voit, après un temps, MJ, en blouson argenté, en très gros plan dans ce qui semble être un décor maladroit à base de papier alu.
MJ, semblant grommeler : Foutue caméra…
PJ 2, une serviette en main : Euh… on te voit, là.
MJ, continuant dans sa barbe : J’avais pourtant… hein ?
PJ 2, sourire gêné en coin : On te voit, MJ.
MJ se redressant d’un coup, sa tête désormais hors champ : Ah, mais, je…
MJ se repousse dans un fauteuil à haut dossier qui roule au loin. Il se rattrape de justesse à la table noire sur laquelle est posée la caméra, se rapproche, ajuste son costard.
PJ 2, jetant sa serviette au loin : Ah, classe. On joue à James Bond, c’est ça ?
MJ, relève le regard de son blouson : Mais non, je…
PJ 3, qui vient se rasseoir : Oh ouais, moi je peux être le tech-op ? Le mec devant les écrans, là ?
MJ essaie d’intervenir : Oui mais c’est pas…
PJ 1 : OK, mais alors moi je joue le spécialiste de l’infiltration !
MJ, qui voit que ça dégénère, reprend : Si tu veux, mais…
PJ 2 : Je peux avoir une montre à filament, dis ?
MJ s’emporte : ON NE JOUE PAS A JAMES BOND, OK ?! Bon sang, ça vous dit rien ? Le drone, l’écran, l’alu ? J’ai foutu toutes mes étrennes de fin d’année là-dedans ! Du chrome, un interlocuteur chelou ? Non, toujours rien ?!
PJ 1 : Euh…
MJ : Ce soir, c’est cyberbunk ! Et on joue à The Sprawl !
PJ 1 : Ze quoi ?
Puis PJ 2 : Cyber quoi ?
Et PJ 3 : Bah tant que je fais le tech-op…
MJ: …”
On décortique The Sprawl
The Sprawl prend la forme d’un livre de 268 pages disponible sur Lulu.com (PDF à 11.9€, imprimé à 25€). Après les crédits, un texte d’ambiance et un sommaire, The Sprawl contient :
- Jouer à The Sprawl (20 pages) aborde quelques notions de départ : terminologie, mécanismes, enjeux et outils simples ;
- Manoeuvres de base (24 pages) décrit les actions accessibles à tous les joueurs ;
- Se préparer à jouer (22 pages) détaille les étapes de la création de groupe ;
- Livrets de personnage (56 pages) décrit les différents types de personnages joueurs (PJ) accessibles aux joueurs de The Sprawl : Fixeur, Hacker, Infiltré, Limier, Pilote, Provocateur, Reporter, Soldat, Tech, Tueur ;
- Cybernétique (10 pages) détaille la cybernétique, sa place dans la fiction et les mécaniques du jeu ;
- Matériel (16 pages) explique la manière d’acquérir du Crédit, du Matos et des Contacts et explique comment l’équipement est géré mécaniquement dans le jeu ;
- Avancement (8 pages) aborde le gain d’expérience ;
- La Matrice (18 pages) aborde la gestion de la Matrice côté joueur et MC ;
- Mener The Sprawl (28 pages) mêle règles que le MC doit suivre et conseils de maîtrise ;
- La Première Session (10 pages) donne des conseils au MC pour mener au mieux la première session d’une chronique ;
- Missions (26 pages) donne des conseils au MC sur la préparation et le déroulement d’une mission ;
- Modifier The Sprawl (14 pages) propose plusieurs outils et réflexions pour adapter The Sprawl aux envies et besoins de votre table ;
- Annexes (8 pages) donne quelques inspirations, des remerciements pour les illustrations sous Creative Common et les noms des contributeurs Ulule.
Univers : 20 minutes dans le futur
The Sprawl ne se propose pas de fixer un cadre dans lequel jouer, mais plutôt de donner les outils pour émuler une certaine esthétique : le cyberpunk. Ce genre noir met en scène un futur proche où les corporations dominent (presque) le monde, où la technologie est partout et où une poignée de hors-castes, des punks, se dressent comme ils peuvent contre le système en place. Or, dans The Sprawl, on joue des employés de l’ombre de ces mêmes corporations. Des gens remplaçables et jouant avec le feu : les corporations se retourneront contre eux tôt ou tard. Les joueurs sont donc invités à créer “leur” mégapole dans “leur” futur proche, en répondant ensemble à quelques questions et en laissant leur imagination divaguer et habiller ce qu’est pour eux “un futur cyberpunk”.
Chaque joueur (MC compris) doit alors créer une corporation qui sera au centre de la partie à venir. Il doit donner son nom, son secteur principal d’activité et quelques informations à son sujet. Une fois les PJ créés, chacun décrit une mission effectuée contre une desdites corporations. De quoi impulser une dynamique dès la première partie. Cette partie manque un peu de teneur. Les traducteurs ont promis davantage d’aide à la création de monde dans le supplément à venir. C’est dommage que ça n’ait pas été intégré dans la base du jeu.
Malgré ça, l’ambiance cyberpunk se retrouve rapidement : il ne s’agit pas simplement de jouer les missions données par les corporations sans poser de questions. Le Maître de Cérémonie se doit de montrer un monde sombre et de coller le canon sur la tempe des PJ aussi souvent que possible. Après tout, ce ne sont que des Punks, des pions remplaçables dans le grand jeu que se livrent les Corpos !
Design & lisibilité : Solide mais à la coque trop lisse
The Sprawl est un ouvrage imposant. Plus de 250 pages, quand il n’y a quasiment pas d’univers décrit, ça fait peur. Mais le jeu s’en tire avec les honneurs. Le PDF contient des liens cliquables très utiles pour naviguer d’un sujet à l’autre, ainsi qu’un index interactif. De plus, si il y a autant de pages, c’est parce que les exemples sont légion. Mise en pratique de points de règles, exemple de création de personnages, rien ne manque pour aider à assimiler au mieux des règles qui auraient pu être indigestes autrement. Seul bémol, les illustrations m’ont laissé plutôt froid. Déjà, elles sont de deux styles très différents. En tête de chapitre, des images de plusieurs auteurs sous Creative Common License donnent des images plus ou moins vastes ou abstraites d’une esthétique Cyberpunk.
A l’intérieur des chapitres, les illustrations ont été faites spécialement pour le jeu… et ne sont pas plus inspirantes. Certaines permettent à des contributeurs du crowdfunding d’avoir leur portrait en tête de livret. Ça donne des illustrations plates, peu inspirantes au moment de choisir son personnage. Mais les autres ne font pas beaucoup mieux. Des décors urbains, de vagues propositions technologiques. Ça sent le manque d’inspiration et c’est dommage. Je m’appuie souvent sur les images d’une base de jeu de rôle pour commencer à rêver. Là, j’ai dû passer mon chemin.
Système de jeu : Apocalypse, mon amour
Eh oui, The Sprawl est à nouveau un jeu propulsé par l’Apocalypse. Vous vous en souvenez ? 2D6 + compétence. Réussite totale à 10+, échec et complication à 6, réussite partielle à 7-9. The Sprawl ajoute plusieurs outils permettant de compléter cette logique de base simple et efficace pour aider les joueurs à créer une histoire unique et un jeu à missions :
- phase d’investigation dédiée à la récolte de renseignements sur la cible et d’action pour l’opération proprement dite,
- comptes à rebours à remplir suivant les échecs des PJ qui permettent de représenter mécaniquement l’alerte qui monte chez la cible de l’opération en cours et l’envie des corporations de se débarrasser des PJ,
- jet pour “obtenir le taf” et “se faire payer”, matérialisant les relations… potentiellement compliquées avec l’employeur et des tiers.
- Une préparation de mission légère, par points de passage obligés, et
- le gain d’Infos et de Matos (sous forme de pions) pendant l’investigation, que les personnages convertiront en ce dont ils ont besoin pendant l’opération, comme ça tous jouent pour voir ce qui va se passer.
Tout converge de manière très élégante et promet une partie intense, pleine de chrome et d’intrigues folles ! Et dans cette convergence, le MC tient un rôle majeur : à la fois arbitre, garant du rythme et chargé de la direction générale de la partie, il est très bien accompagné tout au long du livre. Les conseils sont nombreux pour apprivoiser l’esthétique cyberpunk et la Matrice, faire attention à garder les personnages des joueurs au centre de l’histoire, etc.
Et quand on joue ? Le bon cast pour un bon trip
J’ai eu l’occasion de mener une petite chronique de trois séances en préparation de cet article. Il y avait à table un joueur ayant une expérience solide des jeux motorisés par l’Apocalypse, un vétéran d’autres systèmes de jeu et un relatif novice en jeu de rôle sur table. Les trois soirées furent très plaisantes et les joueurs ont bien aimé. A l’usage, le livre se révèle globalement bien fait. J’ai perdu quelques dizaines de secondes les premières fois à chercher certaines informations, mais à la troisième séance je savais déjà où tout localiser.
Les joueurs ont eu l’occasion de mener deux opérations et de gérer quelques complications personnelles, dans un groupe spécialisé dans l’infiltration de haut niveau. La tension était toujours là : quand on infiltre un atoll privatisé de haute sécurité pour voler une nano-puce, chaque faux pas est mortel ! La table est finalement sortie avec une légère frustration, mais une bonne : celle de ne pas avoir vécu tout ce qu’il y avait à vivre.
Conclusion : Une opération gagnante
Les traducteurs de The Sprawl m’ont confirmé en off que pour eux, le jeu devient vraiment intéressant à la troisième séance, une fois que les personnages ont gagné un peu de profondeur et que les comptes à rebours des corporations montent. D’après eux, le jeu dit ce qu’il a à dire au bout d’une dizaine de séances environ. Avis donc à ceux qui hésiteraient à se lancer. The Sprawl tient sa promesse d’histoires intenses, intéressantes, dans un futur sombre et violent, à condition d’y rester plus de quelques soirées. Le système tire tout l’intérêt d’Apocalypse World et le renouvelle très bien.
Pour ma part, j’attends avec impatience le supplément sur les différents settings débloqué pendant la campagne de financement participative et me lancerai avec plaisir dans une chronique plus longue du jeu. La rejouabilité est grande à cause de la variété des profils proposés : Mediapart du futur, chiens de guerre corporatistes, infiltrés ciblant des complexes hautement sécurisés… A chaque table de créer son Sprawl.
À bientôt sur Sitegeek,
Manu
Verdict
Univers
Design et lisibilité
Système
Aides de jeu
The Sprawl propose un jeu cyberpunk qui adapte la machine Apocalypse avec brio. Il vous promet des parties intenses. Mais attention, le jeu tire tout son potentiel sur le long terme.