J’ai commencé à regarder Making a Murderer il y a plusieurs mois, après en avoir vaguement entendu parler. A l’origine, je pensais que c’était une série et non pas un documentaire. Après avoir visionné toute la “saison”, je peux affirmer que Making a Murderer est bien plus que ça. Un phénomène dérangeant qu’on ne peut regarder qu’en s’armant d’esprit critique. Une expérience qui n’est pas à la portée de tout le monde (non, désolé, y a des gens qui ne sont mentalement pas sains sur cette planète). Je me demande encore s’il est judicieux de rendre public un tel documentaire, sachant les effets qu’il peut provoquer dans une société où des personnalités publiques peuvent devenir la cible de propos haineux sur le net pour un oui ou pour un non. Sans compter les menaces physiques qui peuvent directement les viser.
A ce jour, je n’ai toujours pas de réponse car les arguments pour et contre sont perpétuellement en conflit dans mon esprit. Lorsque j’ai lancé le premier épisode, je ne pensais pas me voir submergé par une multitude de questions morales et éthiques. Je ne peux rester insensible à l’expérience que j’ai vécue et aux interrogations qu’elle a suscitées en moi. Voici donc mes impressions sur le documentaire, orbitant autour d’une question : faut-il regarder Making a Murderer ? Je pense que oui, voici pourquoi :
1. Ceci n’est pas une série
QQuelques informations d’abord. Ce documentaire, ou cette docu-série (série-mentaire ?), suit le procès de Steven Avery, un Américain du comté de Manitowoc, dans l’Etat du Wisconwin, et de son neveu Brendan Dassey. Steven Avery a été emprisonné en 1985 pour un viol qu’il n’avait pas commis et a passé 18 ans en prison. En 2005, il porte plainte contre la municipalité de Manitowoc, dont il jugeait les autorités responsables de son incarcération injuste. Alors qu’il leur demande 36 millions de dollars, le voilà accusé avec son neveu pour le meurtre d’une jeune femme, Teresa Halbach. Il est en prison aujourd’hui. En 2005, entre le procès intenté aux autorités par Steven Avery et le retournement de situation où ce dernier se voit accusé de meurtre, les réalisatrices de Making a Murderer, Laura Ricciardi et Moira Demos, s’interrogent sur l’histoire de cet homme et la terrible coïncidence qui entoure son cas. Elles filment le déroulement du procès durant une dizaine d’années pour nous livrer fin 2015 Making a Murderer.
Je pense qu’il est vital d’insister sur ce point : Making a Murderer n’est pas une série. De nos jours, la ligne entre la fiction et la réalité semble plus ténue que jamais et de plus en plus de spectateurs s’amusent du malheur télévisuel des autres (Peter Weir nous avait pourtant prévenus dans The Truman Show). Je suis conscient que l’être humain a toujours joui de ce plaisir coupable mais il paraît que notre société est plus civilisée… Bref, malgré son format épisodique et sa mise en scène cinématisée avec de la musique, un générique de début et un cliffhanger à chaque fin d’épisode, Making a Murderer nourrit avant tout la volonté de mettre en exergue les dysfonctionnements d’un système pénal, et plus globalement d’une justice que l’être humain, après tant de milliers d’années, n’est toujours pas parvenu à maîtriser. Je reviendrai sur ce point plus bas.
2. Un documentaire partial ?
C’est l’une des accusations visant les réalisatrices : Making a Murderer serait trop partial et présenterait Steven Avery comme étant une victime. La mise en scène ainsi que la mise en avant des proches d’Avery participent à ce parti pris supposé. A cette accusation, je souhaite préciser que les réalisatrices ont contacté toutes les personnes concernées dans l’affaire, y compris la famille de Teresa Halbach, mais aussi des juges, des procureurs, des policiers et la majorité de ces personnes a refusé de participer au tournage du documentaire – comme l’explique Ricciardi -, laissant les Avery, leurs proches et leurs avocats s’exprimer. Par ailleurs, les interventions médiatiques durant l’affaire de Mike Halbach de tous les intervenants sont reprises de manière exhaustive. Je doute donc qu’il y ait eu volonté d’accentuer un propos plutôt qu’un autre dans le chef des réalisatrices.
En revanche, un autre reproche est adressé à Making a Murderer : l’absence de certaines preuves présentées pourtant lors des procès. Sur ce point, je ne me prononcerai pas. L’accusation, surement vraie, relève du point de vue de Ken Kratz, procureur ayant inculpé les Avery. Tant les avocats de Steven Avery que les réalisatrices l’ont réfutée en expliquant qu’il n’était virtuellement pas possible d’inclure toutes les preuves dans le documentaire.
J’aimerais cependant m’arrêter sur la question de la partialité avant d’embrayer sur le rôle des médias. En effet, si on se limite au documentaire de Netflix, on peut penser que Steven Avery est la victime. Une perception renforcée par le phénomène j’ai-Twitter-donc-je-pense-donc-je-le-dis. Reste que l’affaire montre qu’à l’époque de son procès, la presse avait déjà détruit la réputation d’Avery. Alors qu’il jouissait de la présomption d’innocence. Certaines procédures policières lors de l’arrestation et par la suite trahissent en outre un véritable conflit d’intérêts. Des policiers, alors poursuivis par Steven Avery pour ses 18 ans passés injustement en prison, n’auraient pas dû être impliqués dans l’affaire. Aussi me semble-t-il évident que les prémisses de l’affaire ne proposaient pas non plus une “version neutre” des faits. Quand bien même Making a Murderer serait partial, peut-être était-ce un mal nécessaire pour rétablir l’équilibre dans une affaire qui, depuis le début, avait subi un traitement biaisé, comme l’explique fort bien cet article de Rock, Paper, Shotgun.
3. La responsabilité des médias
Dans le quatrième épisode de Making a Murder, une responsable du magazine Dateline de la chaîne américaine NBC déclare : “En ce moment, le meurtre, c’est un sujet brûlant. C’est ce que tout le monde veut. C’est ce que la concurrence veut. Et nous essayons de battre les autres réseaux afin d’obtenir l’histoire du meurtre parfait”. Voilà qui synthétise le dégoût que m’a inspiré le rôle des médias dans l’affaire Avery. Chaque jour de procès, une horde de journalistes se tenait prêt à bombarder les différents acteurs de questions. Pour obtenir le scoop, le détail croustillant qui fera la Une du 20 heures. Ce petit bout de sein qu’on exposera à des spectateurs en délire et en quête désespérée de sensation. Je l’ai déjà évoqué mais les médias ont joué un rôle crucial dans cette affaire. Où était passée l’information ?Celle qui est pondérée, documentée et sert avant tout la vérité. Celle-ci étant absente dans la communication autour du procès de Steven Avery, qui a vu défiler les effets d’annonce.
Dans ce brouhaha médiatique, il y a une voix que je retiens. Celle de Dean Strang, l’un des deux avocats d’Avery. Un des rares intervenants à poser les bonnes questions, à réfléchir. À tenter de découvrir ce qui s’est réellement passé le 31 octobre 2005, date du meurtre de Teresa Halbach. Il n’est pas le seul mais Strang a le mérite de contester un système judiciaire et une procédure qui prennent le risque d’enfermer à vie un enfant et un homme innocents (une deuxième fois, pour ce dernier). Je ne prétends pas que Steven Avery est innocent – je m’exprimerai à ce sujet en fin d’article – mais là où les médias cherchent la petite mouche et conditionnent donc l’opinion publique, l’avocat tente de rappeler la justice à sa noble mission, en lui demandant de se remettre en question. D’ailleurs, Strang souligne à un moment que même si Avery devait être acquitté, sa réputation serait ternie à jamais. La faute à une presse qui ne voit que le “coupable”, comme si la présomption d’innocence n’existait pas. Une presse qui s’intéresse un peu trop à ce que “pensent” les gens plutôt qu’aux faits. Avec parfois une dimension extrêmement malsaine. Exemple : quand les journalistes suivent jusqu’à sa voiture la mère en larmes et choquée de Brendan Dassey, fraîchement condamné à perpétuité.
4. Qui nous protège de la police ?
Vous connaissez l’adage : “la police nous protège mais qui nous protège de la police ?”. Jamais la maxime n’a tant pris de sens que dans Making a Murderer. Quoi qu’on pense de l’affaire Avery, certains détails posent de sérieuses questions. Les policiers impliqués, les conflits d’intérêt, la chronologie des faits, la possibilité que des preuves aient été placées dans le domicile du suspect. Ça sent pas bon, comme on dit. La culpabilité avérée de Steven Avery n’y changerait rien : tant dans son premier procès (qui lui a valu 18 ans de prison injustifiés) que le second, des policiers ont failli à leur tâche. Volontairement ou non.
Mais ce qui m’a plus frappé encore dans le documentaire, c’est l’impossibilité d’évoquer la potentielle corruption de la police. C’est-à-dire qu’on peut traîner un innocent présumé dans la boue mais en aucun cas la police ne peut être suspectée. Un phénomène amplifié dans une bourgade de province où la police est une institution familiale, de proximité. Pourtant, les policiers sont des êtres humains et sont donc, par définition, capables du pire. En particulier dans un pays où les “bavures” policières affichent des statistiques inquiétantes.
Par ailleurs, les arguments des avocats Dean Strang et Jerry Buting reposent sur des faits solides et vérifiés. Ce à quoi l’accusation ne trouve rien de mieux à répondre, lors d’une conférence de presse, que son “sang bout” à la simple idée qu’on puisse suggérer que de bons policiers, de bons pères de famille, puissent être soupçonnés d’avoir piégé Steven Avery. Cette posture émotionnelle est incompréhensible de la part d’un professionnel de la justice. Elle sous-entend très indirectement qu’on ne peut pas toucher aux policiers, ces derniers étant forcément les gentils dans cette histoire.
5. Coupable ou non-coupable ?
La foule virtuelle, comme d’habitude, s’est vite prononcé sur l’affaire. Je pense pour ma part qu’il est impossible d’affirmer avec certitude que Steven Avery et Brendan Dassey sont coupables ou innocents. Pas avec le seul visionnage de Making a Murderer. Et s’il est possible que les réalisatrices aient pris ce parti (ça non plus, je n’en suis pas convaincu mais admettons…), je pense surtout qu’elles voulaient souligner les travers d’un système avec leur documentaire. Sur ce point, elles ont tapé dans le mile.
Bien que j’essaie d’adopter une posture modérée, je n’ai pu m’empêcher durant le documentaire de considérer Steven Avery innocent. Pas forcément parce que je le crois innocent. Mais j’ai constaté, tout au long de son procès et de son passif avec les autorités, des irrégularités incroyables. Celles-ci ont forcément dû jouer en sa défaveur devant un jury. Or, ces irrégularités n’auraient jamais dû voir le jour. Surtout si les charges retenues contre Avery étaient aussi claires et évidentes que le prétendaient ses accusateurs. Le déroulement de l’enquête pose tant de questions qu’il est impossible de ne pas envisager la possibilité que Steven et Brendan soient innocents. Ce qui signifierait que les deux hommes ont passé une majeure partie de leur vie en prison pour rien. Je vous invite à considérer cette possibilité et ses implications. Et si Making a Murderer se concentre essentiellement sur Steven, pensez à son neveu Brendan Dassey, arrêté à l’âge de 16 ans, qui n’a jamais connu la liberté depuis (il a 27 ans et sera bientôt libéré).
A plusieurs occasions, Making a Murderer m’a rappelé l’excellent 12 Hommes en Colère du talentueux Sidney Lumet. Adapté d’une pièce de théâtre, ce film est à voir coûte que coûte. Dans ce huis clot, où un jeune homme est accusé de meurtre et risque la peine de mort, un jury populaire composé de 12 hommes doit trancher sur son sort. Alors que tous semblent s’accorder sur le fait que les “preuves” pointent vers sa culpabilité, un membre de jury tente de leur expliquer qu’il y a un “doute raisonnable” (notion de droit américain) qui devrait les empêcher de trancher aussi facilement. J’ai l’impression que ce doute n’a pas été pris en compte dans les procès de Steven Avery et Brendan Dassey.
Making a Murderer : que faut-il en retenir ?
Making a Murderer est l’article le plus long que j’ai écrit sur ce site. Pour cause, les nombreuses interrogations qu’il suscite, tant en moi que dans le débat public. Aux Etats-Unis, il ne s’est presque pas passé un seul jour l’an dernier sans que l’affaire Avery n’apparaisse dans la presse. Avec de nouveaux rebondissements, d’autres suspects, les propos des uns et des autres. Bref, tous ces détails bien gras que savent relayer les médias populaires. Au-delà de ce débat, Making a Murderer a le mérite de souligner les imperfections de nos systèmes judiciaires. Des imperfections naturelles car elle sont le fruit de notre humanité, imparfaite. Néanmoins, le documentaire met en exergue des irrégularités qui dépassent notre simple imperfection.
Il met en évidence le rôle prépondérant des médias, qui devraient apprendre à se taire. Ce qui ne sera possible que s’ils renouent avec leur vraie mission, celle d’informer et non de “battre les autres réseaux” avec des “sujets brûlants”. Mais ce qu’il y a de plus pertinent dans cette docu-série, c’est finalement la “réhabilitation humaine” d’un homme. Oui, Steven Avery a pu commettre des erreurs dans le passé, il a même pu faire des choses horribles, mais il n’en reste pas moins humain. Le traiter comme un monstre participe d’une injustice car ôter l’élément humain revient à ouvrir une Boîte de Pandore, qui nous permettrait de définir qui est digne d’être humain et qui ne l’est pas. Une telle lecture du monde, parfois très tentante j’en suis conscient, est à l’origine des pires atrocités de notre Histoire. Voilà ce que je retiens de Making a Murderer…